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23.10.13

Les échecs et la came


Les types qui jouent aux échecs dans Washington Square Park sont tous excentriques et plus ou moins SDF.  Mais ce sont les clochards les plus intelligents au Monde.



C'était dimanche dernier, en début de soirée.  Je m'approche de la table du chef.  Celui qui a toujours quelques paquets de cigarettes posés à côté de ses pions, pour les vendre sous forme de "loosies" (cigarettes à l'unité).

J'avais bu quelques bières, c'était une magnifique fin de weekend et j'avais méchamment envie d'une clope.

Je dépose $1 sur la table, prend une cigarette et l'allume.  C'est à ce moment qu'un type assis à côté du boss m'interpelle, très agressif et la tête visiblement pleine de crack: "Yo!  You gotta play with me if you're gonna smoke 'round here".

Comme tous les junkies, il essaye de me jauger.  Il évalue ce qu'il peut tirer de ma poche.  Je lui réponds que je n'ai jamais joué.

"C'est pas grave, je vais te montrer".

A coup sûr, il va m'apprendre les règles de bases, me laisser gagner une partie ou deux à $2, se laisser convaincre de jouer une partie à $50 et me battre en 3 secondes.

"Why ain't you gonna learn??  You'd like the game".

"And what's so great about the game?", je lui demande.

Il me dévisage d'un air énervé.  Je me prépare mentalement à foutre le camp.  Puis il boit une gorgée d'une petite fiole d'alcool, et d'un coup, le type se lance dans un monologue magistral survolté par le crack.

Ce qu'il a dit, les paroles qu'il a prononcées me résonnent encore dans la tête.



Au début je ne comprends pas tout.  Il a un fort accent de Brooklyn, parle très vite et son propos est confus.  Mais il saisit une pièce sur l'échiquier, me regarde avec intensité à travers ses yeux vitreux, et me dit (je traduis aussi fidèlement que je m'en souviens):

"Les échecs c'est comme la vie bro'.   Toute partie se construit en 3 phases.  Comme la vie d'un Homme.  Au début il y a la philosophie.  La partie n'a pas encore commencé.  Tout n'est que potentiel.  Les possibilités sont devant toi.  Alors tu choisis une philosophie pour te guider."

"La deuxième étape, c'est le calcul.  La partie a commencé.  Tu fais des choix qui sont définitifs.  Le potentiel devient réalité, et plus tu avances, plus les possibilités se réduisent.  La précision et le calcul deviennent donc plus importants".

Je lui demande ce qu'est la troisième phase.  Les effets du crack commencent manifestement à s'estomper, et il me répond d'une voix un peu plus posée:

"C'est la science.  Tu peux beaucoup apprendre sur la personnalité d'un joueur en l'observant.  Tu vois cette tour?  Elles sont placées aux quatres coins de l'échiquier et l'encadrent.  C'est la sécurité. La stabilité.  Maintenant regarde une femme jouer.  Elles sacrificient beaucoup de pièces pour protéger leurs tours."

Il prend un cavalier dans sa main noircie par la misère, et sûrement aussi par la petite pipe qui dépasse de sa poche.

"Le cavalier représente la mobilité.  C'est la pièce la plus mobile de l'échiquier.  La seule à pouvoir se déplacer par-dessus les autres.  Observe comment un joueur protège ses cavaliers, et tu sauras l'importance qu'il accorde à la mobilité, au changement."

"Les pions, ce sont tes possessions matérielles."  Il me montre un Juif orthodoxe en pleine partie.  "Regarde, il a sacrifié ses cavaliers mais a encore tous ses pions.  See what I mean?".  Il rit avec sympathie.

"Le fou représente ton coeur.  C'est ton meilleur allié.  Méfie-toi de celui qui sacrifie son fou en début de partie.  Crains-le.  Et je ne veux pas dire dans une partie d'échecs - crains-le dans la vie".

Je lui demande ce qu'il en est de la Reine.

"La Reine est ton pouvoir.  C'est les poings du boxeur.  C'est le cerveau du scientifique.  Beaucoup de Blancs sont très téméraires avec leur Reine.  Au contraire, les Noirs la protègent comme la prunelle de leurs yeux.  Regarde comment un joueur protège sa Reine.  Ca te dira comment il perçoit son pouvoir".

"Et le Roi?", je lui demande.

Il me regarde, confus.  "T'as pas deviné?  Le Roi, c'est toi".

- Un Français à New York sur Facebook -

@_UFANY -

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2 commentaires:

  1. J'ai été à Washington Square sans oser en braver la faune. Visiblement j'ai eu bien tord!

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  2. Super philosophie.
    Pas osé (pu) braver la faune non plus. En petit européen timide et gracile, je me suis fait refouler par les joueurs d'échecs auxquels je m'intéressais qui me tiraient une tronche d'enfer et fait poursuivre plutôt par un grand noir aux yeux inquiétants qui ne cessait de marmonner "smoke, smoke ?"
    Entre beuh et ouverture Grünfeld, y a de quoi se dépayser.

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