Je me faisais couler un bain bouillant pour laver mon esprit d'une journée de triste labeur. L'hiver 2007 était très froid à Paris.
Cette habitude date de mon enfance. Je me plonge dans l'eau tout entier et seul mon nez dépasse. Je peux rester ainsi pendant des heures. C'est une forme de méditation.
Mais pendant que l'eau coulait le téléphone a sonné. C'était mon ami Dan. Surexcité.
"Tu fais quoi?", me demande-t-il,
"Suis occupé là."
"Faut que je te vois tout de suite."
"Pas maintenant."
"C'est important mon pote. Très important. Je suis pas loin de chez toi. J'arrive."
Trente minutes plus tard je le retrouvais donc au café du coin. Il m'attendait à une table. Le bougre ne tenait pas en place. Des étincelles lui jaillissaient des yeux.
Dan et moi on est potes depuis toujours. Nous sommes très proches. Je connais tous les détails de sa vie décousue et il est au courant de mes penchants les plus déviants.
C'est un avocat toujours tiré à quatre épingles. Un look d'aristocrate anglais, avec costume trois pièces et montre à gousset. Mais il est dix fois plus allumé que moi. La décadence est sa religion. Il cache très bien son jeu.
Il est immédiatement entré dans le vif du sujet:
"T'as déjà entendu parler de Burning Man?"
"De quoi??"
"On m'en a parlé hier. J'ai passé la journée au bureau à regarder des vidéos sur Youtube. C'est un festival dans le désert du Nevada. Un truc de dingue fils! Faut qu'on y aille. Je t'ai pris un billet."
Dan m'a convaincu en dix minutes mais a continué d'en parler pendant deux heures. Je l'avais déjà vu très excité. Jamais à ce point.
Deux semaines plus tard les billets d'avion étaient bookés. Le camping-car, réservé. Un copain de San Francisco s'était engagé à nous fournir en herbe, ecstas et champignons une fois sur place. Les quantités seraient considérables. Ca ne posait aucun problème. L'affaire était rondement menée.
Et quand l'été est arrivé nous nous sommes retrouvés, comme prévu, en plein désert.
(Burning Man) |
Burning Man est un truc unique au monde.
Une ville de 80 000 personnes qui se construit d'un coup. Comme ça. Au milieu de nulle part. Un rassemblement survolté de fêtards acharnés et d'artistes déjantés.
Dan et moi avions deux objectifs: assister aux meilleures fêtes au monde, et surtout niquer comme des lapins.
Les deux premiers jours ont dépassé toutes nos espérances. C'était une orgie de sexe et de musique. On rencontrait des poules à longueur de journée. Je n'avais jamais autant niqué de ma vie. Dan les ramenait dans le camping-car mais je préférais la baise nomade, sous les tentes des filles.
Je me souviens bien de la première sur laquelle je suis tombé.
Elle avait la peau très claire, ne portait qu'un petit string, des bottes noires et une perruque rouge. Tatouée de la tête aux pieds. Je l'ai rencontrée le premier soir et en dix minutes nos organes s'emboîtaient.
On a baisé sur le toit de son camping-car. Sous les étoiles et les ecstas. C'était magnifique.
Les gens dansaient au loin et on niquait au rythme de la musique. Les étoiles brillaient très fort. On avait l'impression d'être dans l'espace. Le désert donnait au paysage un aspect lunaire. Je levais constamment les yeux vers le ciel en espérant y distinguer notre bonne vieille Terre.
Dès qu'on a terminé elle a sauté du toit, s'est vautrée quelques mètres plus bas et est partie en courant pour rejoindre la fête. Elle a disparu dans l'obscurité du désert. Je ne l'ai pas revue. Je ne l'oublierai jamais.
Sa chute m'avait déclenché un fou-rire qui ne semblait pas vouloir s'arrêter. Ca a duré au moins deux heures. Ou deux minutes. Je ne sais pas.
Mais j'ai dansé le reste de la nuit et je n'avais jamais ressenti une telle sensation de bonheur. Du pur bonheur. Quand le soleil s'est levé derrière les montagnes c'était splendide et j'en ai pleuré de joie.
Je voulais voir Dan à tout prix. J'ai donc pédalé vers notre camping-car en espérant l'y trouver. Il fumait un pétard en prenant le soleil, allongé sur le sable. Le coquin avait une fille complètement nue à ses côtés.
Visiblement lui non-plus n'avait pas beaucoup dormi. Il s'est levé péniblement, a titubé dans ma direction et m'est tombé dans les bras. "Mec, C'EST OUF!!", a-t-il hurlé comme si j'étais à l'autre bout du désert. "Je sais!"
Nos "voisins" observaient cette scène en souriant. Ils nous ont invités à les rejoindre sous leur tente. Une tente géante, façon bédouin.
Une vingtaine de personnes se faisaient tourner des bangs à l'intérieur en buvant du thé saupoudré de cocaïne. Ils venaient tous de Lake Tahoe, dans le Nevada.
Les profils étaient très variés: un marathonien qui ne pouvait pas fumer d'herbe avait apporté son vaporisateur haut-de-gamme.
Un professeur d'économie se trimballait à poil en déclamant des poèmes.
Deux filles déguisées en comtesses se roulaient des pelles au fond d'un canapé et une autre, très studieuse, écrivait à son petit bureau de bois.
Sa copine dormait à terre, nue, après une nuit qu'on imagine agitée.
Ainsi commençait le premier jour d'une expérience qui a déterminé ma vie pour les années qui ont suivies.
Vous ne pouvez rien acheter à Burning Man. Même pas de l'eau. Il faut donc l'économiser et personne ne se douche. Après deux jours tout le monde pue. Plus personne ne baise. Le sexe n'est plus une option. C'est alors seulement que Dan et moi avons vraiment commencé à vivre ce festival.
Burning Man est organisé comme une grande ville, avec ses rues, son centre et ses périphéries. Mais c'est une anti-ville, par le contrat implicite qui lie ses habitants.
Dans la "vraie vie" nous élevons un mur entre nous-même et le monde. Pour se protéger des autres. De l'image qu'ils nous renvoient de nous-mêmes. On préserve ainsi son petit égo et des certitudes qui n'en sont pas.
On juge avec médisance pour se prémunir du jugement d'autrui. On protège des certitudes incertaines en les faisant passer pour des forces. Et on se renferme sur soi. On devient con et aigri. On passe à côté de sa vie.
Les habitants de Burning Man font le choix, pour une semaine, d'inverser ces réactions. Plutôt que de se défier de l'autre à-priori, ils se livrent à lui. Complètement. Et ça change tout.
On délaisse son égo rigide et ses convictions bancales pour s'ouvrir l'esprit. Pour écouter l'autre, sans chercher à le juger. Ni à se mettre en avant. Et on apprend. On apprend beaucoup.
Vous marchez dans les rues de sable et des gens viennent vous parler spontanément. Parce qu'ils en ont envie. Des filles viennent vous embrasser sans raison. Parce qu'elles en ont envie. Des êtres vous confient leurs souffrances les plus profondes parce qu'il n'y a rien qui réchauffe le coeur comme une oreille humaine.
Burning Man créé ainsi une société extrêmement moderne parce qu'elle se défait du poids des sociétés passées. De la peur qu'on nous apprend dès l'école. Du regard de l'autre, qui juge et qui définit ce qui est attendu de nous. Qui dicte nos actions. Et confisque nos vies.
Les gens deviennent ceux qu'ils sont vraiment pour une semaine et appellent cet endoit perdu dans le désert "leur maison". Parce que leur autre maison, celle qu'ils habitent le reste de l'année, leur impose une multitude de contraintes qui les empêchent de se réaliser pleinement. Elle leur interdit d'être en contact avec leur véritable nature. Leur nature humaine.
Un autre aspect essentiel: Burning Man se termine par un feu géant. Tout brûle. Rien ne reste.
On passe ainsi la semaine avec la certitude que tout va disparaître. Que c'est éphémère. Que tout sera réduit en cendre au terme de l'expérience.
Un peu comme la vie non? Mais dans le tourbillon de l'existence il est très facile de négliger le fait que tout finira par s'arrêter. Et d'oublier de vraiment vivre avant de mourir.
Cette certitude de la fin donne à chacun une énergie considérable. Parce qu'on veut remplir ce vide par un trop-plein de vie. On prend conscience de la fragilité de l'expérience et de l'existence. Et on s'acharne, ensemble, à lui donner un peu de poids en la remplissant de joie, d'amour et de bonheur.
Burning Man n'est rien d'autre que la vie telle qu'elle se passerait si on avait pleinement conscience de sa mort. Une vie qui nous ressemble vraiment. Une vie vécue à 100%.
Dan et moi regardions la ville brûler depuis le toit du camping-car et j'ai compris mes erreurs passées. Les concessions faîtes à ma liberté. A mon individualité. Et j'ai décidé de tout changer.
De quitter un job que je détestais pour faire ce dont j'avais vraiment envie. De quitter le pays où je ne vivais que parce que j'y étais né pour déménager vers un autre qui me ressemblait davantage. De me débarrasser de peurs qui inhibent et de préjugés qui abrutissent.
Et de remettre à leurs places le bonheur et la liberté: au centre de ma vie.
Je savais que ça n'allait pas être facile. Que j'allais souffrir sur le chemin. Que des gens seraient déçus. Mais la vie passe vite et je voulais vivre la mienne.
"I'm lying on the moon
My dear, I'll be there soon
It's a quiet and starry place (...)
In space we're here a million miles away"
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